N°28 ULYSSE
de James Joyce (1922)
Ulysse de James Joyce (1882-1941) a amplement mérité sa place dans ce hit-parade, ne serait-ce qu'au poids. Roman phare de l'œuvre d'un Irlandais alcoolique presque aveugle, émigré au Fouquet's dans les années 1920 et publié à Paris le jour de ses 40 ans, Ulysse est surtout, comme dit Olivier Rolin, une « encyclopédie de tous les genres », qui a provoqué en littérature la même révolution que le Cubisme en peinture. D'ailleurs, on peut se demander, sur les 6 000 personnes qui ont renvoyé leur bulletin pour établir ce classement, combien ont vraiment lu les 858 pages d'Ulysse jusqu'au bout...
Moi, j'ai de la chance, j'ai toute une équipe de nègres qui lisent pour moi : Patrick Poivre d'Arvor, Claire Chazal et Philippe Labro, non je plaisante, en fait je suis seul comme un chien.
Résumer Ulysse prendrait trois heures et nous n'avons que trois pages. Disons que le roman raconte, sous forme de collage, les pérégrinations d'un Dublinois nommé Leopold Bloom à travers sa ville-théâtre en compagnie d'un copain, Stephen Dedalus, pendant une seule journée, celle du jeudi 16 juin 1904. Le titre doit nous mettre sur la voie : si Joyce l'a appelé Ulysse, c'est qu'il voit ce livre comme un pastiche de l'Odyssée d'Homère. En fait d'odyssée, on pourrait plutôt parler d'une tournée générale qui démarre au petit déjeuner et finit au bordel, comme toutes les virées réussies. Le roman s'achève sur le monologue intérieur de Molly Bloom sans ponctuation mais avec rédemption : « et comme il m'a embrassée sous le mur mauresque je me suis dit après tout aussi bien lui qu'un autre et alors je lui ai demandé avec les yeux de demander encore oui et alors il m'a demandé si je voulais dire oui ma fleur de la montagne et d'abord je lui ai mis mes bras autour de lui oui et je l'ai attiré sur moi pour qu'il sente mes seins tout parfumés oui et son cœur battait comme un fou et oui j'a i dit oui je veux bien Oui ».
Lire Ulysse équivaut aux douze travaux d'Hercule réunis. Ce livre est compliqué, interminable, crevant, génial, baroque, fou, chiant et sublime. L'année de sa publication, Virginia Woolf, dans son Journal d'un écrivain, ne manque pas de sévérité envers Joyce : « J'ai fini Ulysse et je pense que c'est un ratage. Du génie, certes, mais de la moins belle eau. Le livre est diffus et bourbeux; prétentieux et vulgaire (...) Je ne puis m'empêcher de penser à quelque galopin d'école primaire, plein d'esprit et de dons, mais tellement sûr de lui, tellement égoïste qu'il perd toute mesure, devient extravagant, poseur, braillard et si mal élevé qu'il consterne les gens bien disposés à son égard et ennuie sans plus ceux qui ne le sont pas. » C'est précisément cette attaque qui m'a donné envie d'aimer Joyce, car j'estime qu'un des premiers devoirs de l'écrivain est d'être extravagant, poseur, braillard et mal élevé. Certes, il faut se battre pour lire Joyce, c'est un auteur qui se mérite, mais en même temps qui ne s'oublie jamais. Question : avez-vous lu beaucoup de romans que vous n'oublierez JAMAIS? Non, hein? Donc les livres comme Ulyssesont très rares et très précieux. On n'a pas l'impression de lire Ulysse mais de l'écrire dans sa propre tête autant que l'auteur dans la sienne; Joyce a créé une nouvelle race de lecteurs : les lecteurs actifs. (Gallimard devrait peut-être vendre ses romans à moitié prix!)
Ulysse est sans doute un des romans que j'ai le plus détestés et pourtant c'est aussi l'un de ceux auxquels je pense le plus souvent. Quand je l'ai refermé avec soulagement, je savais que je ne serais plus jamais le même. Mon conseil serait si possible de le lire ivre mort, là-bas, à Dublin, de même qu'Au-dessous du volcan de Malcolm Lowry doit se lire bourré au Mexique. Emmenez Ulysse en Irlande pour vérifier que les mouettes chantent bien « groa gonna gankury gake » au-dessus de votre tête, je vous fiche mon billet que ce sera nettement mieux que le Guide du routard.
Si j'avais encore du temps, je vous parlerais aussi du pub irlandais en bas de chez moi mais à la place je préfère y aller tout de suite.